Epidémies



Léproserie de Troyes


A l’entrée de Bréviandes, se voyait encore à la fin du XVIII° siècle, sur la droite, une simple croix de bois. Cette croix, qu’a renversé l’orage révolutionnaire, avait été plantée en souvenir : « c’est là qu’habitèrent durant de longs siècles, dans une maison qui n’est plus, les larmes et la souffrance ».

 

         On nommait « léproserie, maison de Saint-Lazare, Hôpital des Ladres », cette sorte de tombeau où vinrent s’asseoir, en attendant la mort, tant de générations troyennes.

 

Le double ruisseau qui arrose le village, explique le nom populaire de « Maladrerie des deux eaux », par lequel on la désignait alors.

 

         Le mal contagieux, à qui nos ancêtres avaient élevé à l’écart cette demeure isolée, avait cessé ses ravages, lorsqu’en 1733, ce triste enclos, n’ayant plus de victimes à recevoir, vit renverser ses murs devenus inutiles.

 

Transportées alors dans les constructions  nouvelles de notre Hôtel-Dieu-le-Comte, ces pierres antiques n’ont guère changé de destination. Après avoir assisté durant de longs siècles à des douleurs fleurissantes, elles ont été réservées de nouveau pour être témoins d’innombrables misères.

 

Je vais vous rappeler vos souvenirs sur un lamentable fléau qui a désolé notre pays, et sur la maison où furent enfermées ses victimes.

 

         La lèpre qui a ravagé le moyen-âge, avait fait élever 22 léproseries dans le seul diocèse de Troyes, plus de nombreuses bordes affectées d’abord aux lépreux. Les 19 maladreries de Troyes connues à cette époque sont : Sézanne, Pont-sur-Seine, Méry-sur-Seine,  Villenauxe, Verrières, Maizières dit la Grande, Brienne-le-Château, Montmorency, Beaumont, Villy-le-Maréchal, Chantemerle, Arcis-sur-Aube, Marigny, Sainte-Maure, Margeries, les Essarts, Néele, Plancy. Il y en avait 2.000 sur toute la France et 19.000 en Europe.

 

         La lèpre avait sévi en Orient dès la plus haute antiquité. Il suffit de lire dans les pages du Lévitique (chapitre 13 et 14) d’un côté la description de ses diverses espèces et des caractères qui les distinguent, et, de l’autre, les sages prescriptions du législateur des Hébreux, pour en arrêter ou prévenir les progrès. Les Grecs en ont souffert et l’ont décrite.

 

Les capitulaires (actes législatifs émanés des rois francs) des rois de France nous présentent Pépin, dès l’année 757, portant, sur cette matière, la plus ancienne des ordonnances émanées de nos rois : il permet à la femme saine de se séparer de son mari lépreux et d’en épouser un autre, accordant la même faveur au mari sain qui aurait une femme lépreuse, sous la condition toutefois d’un consentement réciproque. 32 ans plus tard, en 789, Charlemagne, son fils, fait défense aux lépreux de se mêler au reste du peuple. Le mal avait donc empiré et causait déjà de sérieuses alarmes. Il déborda dans les siècles qui suivirent, et, au XIII° siècle, il était parvenu à son comble. Les auteurs du temps nous ont tracé de cette maladie un tableau effrayant : « Cette maladie rend la voix enrouée comme celle d’un chien qui a longtemps aboyé, et cette voix semble plutôt sortir par le nez que par la bouche. Le visage du malade ressemble à un charbon demi-éteint. Il est onctueux, luisant et enflé. Il est semé de boutons fort durs, dont la base est verte et la pointe blanche, et en général, son aspect donne de l’horreur. Ses poils sont courts, hérissés et déliés, et on ne peut les arracher qu’avec un peu de la chair pourrie qui les a nourris. Son front forme divers plis qui s’étendent d’une tempe à l’autre. Ses yeux sont rouges et enflammés, et ils éclairent  comme ceux d’un chat, ils s’avancent en dehors, mais ils ne peuvent se mouvoir ni à droite ni à gauche. Ses oreilles sont enflées et rouges, mangées d’ulcères vers la base, et environnées de petites glandes. Son nez s’enfonce parce que le cartilage se pourrit, ses narines sont ouvertes, et les conduits serrés avec quelques ulcères au fond. Sa langue est sèche et noire, enflée, ulcérée et raccourcie, coupée de sillons et semée de grains blancs. Toute sa peau est couverte  ou d’ulcères qui s’amortissent et reverdissent les uns sur les autres, ou de taches blanches, ou d’écailles à peu près semblables à celles du poisson, elle est inégale, rude et insensible, soit qu’on la pince, soit qu’on la coupe, et, au lieu de sang, elle ne rend qu’une liqueur sanieuse, et souvent on l’arrose d’eau sans pouvoir la mouiller. Il vient à ce degré d’insensibilité, qu’on lui perce avec une aiguille le poignet et les pieds, sans qu’il ne souffre aucune douleur. Enfin le nez, les doigts des mains et des pieds, et même ses membres se détachent tout entiers, et, par une mort qui est particulière à chacun d’eux, ils préviennent celle du malade ».

 

Repoussé par les hommes, et comme frappé de mort, le lépreux ne trouvait de refuge que dans la religion, qui le recueillait comme un cadavre pour le conduire à sa lugubre demeure. Mais avant d’être retranché du nombre des vivants, le patient avait dû, par un jugement solennel, être déclaré et reconnu atteint de la maladie fatale.

 

La Léproserie de Troyes remonte à une assez haute antiquité. Il est certain qu’elle existait au XI° siècle, car Henri le Libéral regardait son existence « comme reculée dans un passé lointain ».

 

La plus ancienne des pièces qui intéressent cette maison, est une charte de 1123, émanée du comte Hugues, par laquelle il distribue entre les malades, le chapelain et la sœur recluse, une rente annuelle de 100 sous. Mais ce n’est pas la charte de fondation, elle constate seulement le premier don fait par nos comtes à l’hospice de Saint-Lazare, et ouvre cette longue série de pieuses largesses qu’ils ont répandues, avec tant de profusion, dans  les XII° et XIII° siècles, sur les églises, les hôpitaux et les couvents de la  Champagne.

 

Pour être admis dans cette maison, le lépreux devait justifier son origine troyenne. On puisa dans les trésors de la charité publique les fonds nécessaires, et l’édifice fut élevé sur un terrain appartenant à Troyes. La maison était modeste, rustique. Un long rez-de-chaussée partagé en cellules, offrait à chacun des malades, un logement isolé : une humble chambre pour lui et un cabinet pour sa chambrière composaient tout son appartement, désigné sous le nom de « Borde » dans le langage du temps.  A chaque borde était attaché un petit jardin clos et fermé, que le lépreux cultivait de ses mains. L’isolement était pour eux un grand bienfait, et la liberté d’avoir un petit intérieur et d’arranger à peu près à leur guise leur genre de vie, les empêchaient de sentir toute la sévérité du règlement qui les régissait. Ainsi, il leur était défendu, sous peine d’être chassés de la léproserie et privés de leur pension, de contracter mariage sans une permission spéciale. Tout voyage ou pèlerinage leur était interdit, à moins d’une autorisation particulière. Ils ne devaient entrer ni dans Troyes, ni dans Bréviandes, ni dans aucun des villages voisins. Leurs chambrières seules étaient autorisées à franchir ces barrières, et à venir même sur les marchés de Troyes acheter les provisions nécessaires. Mais il lui était interdit de toucher, avant de les avoir achetés, aux objets qu’elles marchandaient. Et, pour qu’elles fussent reconnues, elles étaient obligées, sous peine de prison et de punition arbitraire, de porter, attaché sur l’épaule, un morceau de drap rouge.

 

Ni l’atmosphère de mort dans laquelle ils vivaient, ni l’implacable maladie qui les dévorait sans cesse et les emportait rapidement vers la tombe, n’étaient capables de ramener à des pensées sérieuses, et « à une conduite sainte un certain nombre de ces malheureux qui n’aspiraient, jusqu’à la fin, qu’à satisfaire de honteux appétits ». Aussi, malgré les prescriptions du règlement, qui enjoignait aux lépreux de ne prendre pour chambrière que des personnes d’un certain âge, vertueuses et  d’honnête réputation, malgré le soin avec lequel l’administration veillait à l’exécution de cet important article, et malgré la punition corporelle infligée à celles dont l’honneur avait failli, il n’était pas rare que des exemples d’inconduite scandalisassent la maison. Je vous donne un exemple : lorsqu’en 1575, les Maire et Echevins se transportèrent à la léproserie, pour faire leur visite annuelle, ils trouvèrent 3 femmes enceintes, dont une seulement était mariée.  L’une des 2 autres, entièrement débauchée, retirait dans sa borde des « filles lubriques », et se trouvait enceinte pour la seconde fois. Il y avait 10 ans qu’elle était dans la maison.    

 

La charité qui avait fondé la léproserie, dut pourvoir à ses besoins depuis son origine jusque vers le milieu du XII° siècle.

 

De 1123 à 1197, j’ai trouvé plusieurs centaines de bienfaiteurs, tant de vieux noms, figures vénérables, qui ont passé en faisant le bien. En premier lieu, nos Comtes : Henri-le-Libéral, Thibault, son fils Thibault II, Henri II, la comtesse Marie, Thibaut roi de Navarre et Comte palatin de Champagne, Geoffroy de Villehardouin, la Vicomtesse de St-Florentin et d’Oda, nos évêques Hatton, Nicolas de Brie, Garnier Henri, Thibault IV, Mathieu, les abbés de nos abbayes Montier-la-Celle, Saint-Loup, Molesme, Clairvaux, Oson ou Eudes, les chanoines, les Seigneurs aubois, les prêtres, les médecins, les prévôts, les  bourgeois, les écuyers troyens…

 


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